En Tunisie, Kaïs Saïed, l’homme fort du pays qui a pris le pouvoir en octobre 2019 applique une politique de répression envers les réfugiés subsahariens sur le sol tunisien. De nombreuses ONG dénoncent des atteintes sévères aux droits humains et un discours foncièrement raciste, en phase avec plusieurs pays européens qui se servent du pays du Maghreb comme un avant-poste de la politique anti-migrants du continent.
« Ils veulent changer la composition démographique de la Tunisie. C’est un plan et ils sont payés pour attaquer l’État, le peuple tunisien et son identité. 1 » — Kaïs Saïed, 21 février 2023.
Avec ces mots, le président tunisien, Kaïs Saïed, a adopté un discours visant à assigner aux réfugié subsahariens en Tunisie l’image d’une menace. En les désignant par un « eux » menaçant, face à
un « nous » à protéger, il reprend une rhétorique identitaire et conspirationniste qui alimente le rejet de l’autre. Ces déclarations venaient à la suite d’une réunion du Conseil de sécurité nationale,
un organe composé principalement des ministres de la Défense, de l’Intérieur et des Affaires étrangères, ainsi que du directeur général du Centre national du renseignement, des chefs d’états-majors et des directeurs généraux de la sécurité nationale et de la Garde nationale2. La tenue d’une telle réunion pour traiter de la présence des migrants subsahariens témoigne d’un sujet de sécurité nationale à traiter par l’État tunisien afin d’alarmer la population. Un autre élément de ce discours réside dans l’usage du terme « Africain » pour désigner exclusivement les Subsahariens, instaurant une distinction profonde entre les Tunisiens et les Subsahariens. Cette distinction suggère que les Tunisiens ne sont pas eux-mêmes Africains, ce qui renforce une différenciation raciale fondée sur la couleur de peau.
Ce narratif résonne fortement avec celui des figures de l’extrême droite européenne. Cette stratégie, largement utilisée par des leaders ultranationalistes, vise à présenter l’immigration
comme une attaque contre l’homogénéité ethnique et culturelle du pays d’accueil. La récupération de ce discours par Saïed a immédiatement trouvé un écho auprès de l’extrême droite occidentale. Le politicien français Éric Zemmour a salué cette prise de position en déclarant que « les pays du Maghreb eux-mêmes tirent la sonnette d’alarme sur l’augmentation de l’immigration », avant de s’interroger : « qu’attendons-nous pour combattre le Grand Remplacement ? ». En reprenant cette théorie complotiste, Saïed établit une relation idéologique avec Zemmour et les courants les plus radicaux de la droite européenne.
Précarité des migrants
L’instabilité politique et les crises économiques liée à la pandémie de COVID-19 ont entraîné une augmentation du nombre de migrants en Tunisie. Le manque de surveillance des frontières avec
l’Algérie a favorisé l’arrivée de Subsahariens espérant rejoindre l’Europe, et leur présence s’est accrue de manière inédite. Toutefois, les estimations les plus alarmistes annoncées par certains
médias et figures politiques ont été réfutées : en avril 2024, le ministre de l’Intérieur tunisien a recensé environ 23 000 migrants subsahariens de 27 nationalités différentes sur le territoire, loin
des centaines de milliers évoqués dans certains discours3.
Ces migrants se concentrent principalement dans les grandes villes comme Sfax, Tunis et Sousse, où ils cherchent à travailler et à organiser leur départ vers l’Europe. Cependant, en l’absence
d’infrastructures d’accueil, leur situation reste précaire. Des campements se sont multipliés dans des champs d’oliviers ou en périphérie des villes, provoquant des tensions avec la population
locale4.
L’intensification du discours sécuritaire et la diffusion systématique d’images associant les migrants à la criminalité ont contribué à généraliser une perception négative de leur présence. Loin
de mettre en lumière leur contribution économique, notamment en tant que travailleurs ou étudiants, le récit dominant insiste uniquement sur les faits divers criminels impliquant certains
migrants, créant ainsi un effet de stigmatisation5. Dans ce contexte, le climat de peur et de rejet envers les migrants continue de s’intensifier, attisé par un pouvoir qui instrumentalise la question migratoire à des fins politiques, tout en s’inspirant ouvertement des discours de l’extrême droite européenne6. Dans les jours qui ont suivi le discours de Kaïs Saïed, cette rhétorique a eu des conséquences immédiates. Une véritable chasse aux migrants s’est déclenchée ainsi qu’une intensification de la répression policière. Des logements ont été incendiés, des descentes à domicile organisées, et plusieurs migrants ont été agressés, blessés à coups de couteau ou poursuivis dans les rues7. Des affrontements avec des pierres et des armes blanches entre Tunisiens et Subsahariens ont eu lieu8. Face à la pression populaire et aux intimidations, de nombreux bailleurs et employeurs ont contraint les migrants à quitter leur logement et leur travail, les plongeant du jour au lendemain dans une extrême précarité.
En raison de ces violences, les migrants sont poussés à tenter leur chance vers l’Europe, dans des bateaux surchargés, se terminant souvent par des naufrages. L’Observatoire Social Tunisien (OST) recense 790 drames de migrations non-règlementaires sur les côtes tunisiennes en 2023, une augmentation significative par rapport à 20229.
Ces drames sont accentués depuis la signature d’un accord controversé en juillet 2023 entre l’Union européenne et la Tunisie, avec l’Italie jouant un rôle clé dans le contrôle de la migration clandestine en provenance de la Tunisie. L’Italie a promis des financements à la Tunisie, notamment sous forme d’aide au développement et d’assistance technique pour renforcer la surveillance des frontières. Elle a également fourni les ressources nécessaires à la Garde Nationale Tunisienne pour intercepter les migrants tentant de quitter le pays10. Selon les données de l’OST, les autorités tunisiennes ont intercepté environ 81 000 migrants en 2023, un chiffre supérieur à ceux des quatre années précédentes. Par conséquent, les arrivées en Italie en provenance de la Tunisie ont chuté de 82 %11.
L’alliance Tunis-Italie

Le principal partenaire sur la question migratoire en Tunisie Giorgia Meloni, Première ministre de l’Italie est une autre figure politique d’extrême droite européenne12. En avril 2024, Meloni a effectué sa quatrième visite en Tunisie en moins d’un an, soulignant l’importance stratégique des relations entre les deux pays. Accompagnée des ministres de l’Intérieur, des Universités et de la Recherche, ainsi que du vice ministre des Affaires étrangères et de la Coopération internationale, elle a signé trois nouveaux accords, avec un engagement financier envers la Tunisie maximale pour l’Italie13. Cette vague de haine contre les migrants s’est accentuée depuis le début du partenariat entre l’Italie et la Tunisie, ce qui a contraint Saïed à adopter ce type de discours14.
Notes et références
1. YouTube. (2023.). Tunisian President Kais Saied calls migration ‘a plot to change Tunisia’s demographic composition’] [Vidéo courte]. YouTube. https://www.youtube.com/shorts/XNJVWbiNh_I
2. Al Forum. (2024). The Securitization of Migration in Tunisia. Récupéré de : https://al-forum.org/fr/the-securitization-of-migration-in-tunisia
3. ibid.
4. ibid.
5. ibid.
6. ibid.
7. Association des étudiants et stagiaires africains en Tunisie. (2023). Attaques d’étudiants noirs en Tunisie. Facebook : https://www.facebook.com/AESAT.Officielle/videos/921688738864785/
8. Doumbia, A. (2023). Étudiant malien agressé à coup de couteau à Bizerte. Facebook : https://www.facebook.com/abass.doumbia.5494/posts/1128089464552780/?rdid=MV9OKUqnXi81jUw5
9. Al Forum. (2024). La migration non réglementaire sur les côtes tunisiennes. Récupéré de : https://alforum.org/fr/number-and-distribution-of-intercepts-and-operations-arrested-in-tunisia/
10. ibid.
11. Le Monde. (2024). Tunisie : Kaïs Saïed, l’allié embarrassant de la politique migratoire européenne, prêt à sa réélection. Récupéré de : https://www.lemonde.fr/afrique/article/2024/10/01/tunisie-kais-saied-l-allie-embarrassant-de-la-politique-migratoire-europeenne-pret-a-sa-reelection_6340387_3212.html
12. ibid.
13. Le Monde. (2024). Giorgia Meloni returns to Tunis to consolidate her migration cooperation project. Récupéré de : https://www.lemonde.fr/en/le-monde-africa/article/2024/04/19/giorgia-meloni-returns-to-tunis-to-consolidate-her-migration-cooperation-project_6668888_124.html
14. Nawaat. (2023). Racism and Sub-Saharans in Tunisia: Italian influence or nationalistic lobbying? Récupéré de : https://nawaat.org/2023/03/08/racism-and-sub-saharans-in-tunisia-italian-influence-or-nationalistic-lobbying/