Au Brésil, l’obsession sécuritaire pousse des États et des villes à plonger dans l’hypersurveillance technologique en s’accommodant de plus en plus des graves atteintes à la vie privée tout en ciblant toujours plus une frange de la population déjà fortement marginalisée. Plus généralement, ce technocentrisme et ce technosolutionnisme débridés, sans gardes-fou, donne encore plus de pouvoir au capitalisme, au détriment des plus vulnérables, tout en s’attaquant à la condition humaine.
Dans le centre historique de la plus grande ville des Amériques, des policiers militaires sont stationnés à presque chaque coin de rue. Les édifices baroques et art nouveau surplombent des campements de fortune et des corps affaissés à l’abri du soleil. L’inflation a poussé dans la pauvreté absolue beaucoup de citoyen.nes en situation précaire et l’épidémie de drogue dure qui sévit depuis quelques années frappe particulièrement les populations déjà marginalisées. À travers le pays le nombre de personnes vivant dans la rue a augmenté de 25% entre 2023 et 2024 et la ville de São-Paulo représente à elle seule la moitié de ces personnes1.
Alors même que les indicateurs de criminalité atteignent leur point le plus bas depuis plus de vingt ans, la majorité des habitant.es continuent de placer l’insécurité au premier rang de leurs préoccupation23. Ce décalage entre les indicateurs officiels et les perceptions du grand public, est une constante dans les sondages successifs et représente une tendance mondiale : aux États-Unis, alors que le taux de criminalité est proche de son plus bas point historique, une majorité de répondant.es a l’impression qu’il a augmenté4, et l’on peut observer un phénomène similaire à travers l’Europe5.
Il est sans doute propre à chaque époque de voir ses propres problèmes comme les plus graves ; on pourrait aussi attribuer ce phénomène à une médiasphère saturée et sensationnaliste, qui capitalise sur nos peurs et renforce les idées reçues. À São-Paulo spécifiquement, la misère est particulièrement visible, due entre autres au manque d’hébergement et de services sociaux pour les personnes en situation d’itinérance. De plus, bien que les vols et les homicides aient atteint un niveau historiquement bas, la violence policière et les viols sont en hausse, illustrant le danger de compter exclusivement sur les forces de l’ordre pour résoudre des problèmes sociaux de fond6.
Au Brésil, divers acteurs ont tiré profit de cette peur. Le précédent gouvernement Bolsonaro s’est fait élire sur la promesse de combattre le crime en donnant carte blanche à la police militaire et— avant de tenter un coup d’État pour renverser les résultats de l’élection de 2022— célébrait ouvertement les prouesses de la dictature militaire en matière de sécurité et de développement7.
Des entreprises privées au cœur du système de surveillance
Le secteur privé a également su manœuvrer pour s’octroyer une part du gâteau. En parcourant les quartiers plus aisés de la ville, on remarque rapidement une présence policière moindre, mais on peut difficilement manquer les totens de vigilancia, ces tours aux couleurs vives équipés de deux à quatre caméras de surveillances et arborant des noms comme White Segurança, Pro-Security ou Gabriel. Cette dernière, une start-up spécialisée en technologie de sécurité, est particulièrement visible. Fondée en 2020, elle a levé 66 millions de Réals (16 millions CAD) issus d’investissements internationaux avec la mission de mobiliser l’intelligence artificielle pour « mettre fin au crime ».
Malgré les résultats impressionnants que l’entreprise se vante d’avoir accompli, elle a été accusée d’ignorer les lois sur la confidentialité des données privées et d’entretenir des relations étroites et informelles avec les forces de l’ordre. Une enquête de The Intercept Brasil a révélé que Gabriel a mis en place des groupes WhatsApp clandestins avec la police militaire où circulaient en temps réel des images de ses caméras et même des photos de suspects non présentés à la justice8. De plus, des reportages de la revue Piauí montrent que ces installations, qui prolifèrent dans les quartiers aisés de São Paulo, sont souvent installées sur le domaine public sans autorisation municipale et sont utilisés comme supports publicitaires pour ces entreprises9. Ces dernières utilisent notamment l’IA pour la reconnaissance faciale, pour enregistrer les plaques des véhicules, et afin de détecter des activités suspectes dans la zone où ces équipements sont installés.
Parmi les infractions que ces algorithmes détectent figure le « vagabondage », terme juridique désignant les délits commis par les personnes consommant des stupéfiants dans la zone surveillée. En vertu d’une loi de 1941, cette infraction est punie d’une peine d’emprisonnement de quinze jours à trois mois. En pratique, cette loi et son application systématique criminalise l’itinérance et repousse les individus dans la précarité plus loin dans les marges de la société. Les juristes interrogé.es avertissent qu’en laissant une entreprise privée collecter, archiver puis transmettre proactivement ces données à la police, on crée une « zone grise » : la surveillance se privatise, l’État obtient un pouvoir d’investigation illimité, tandis que les citoyen.nes perdent tout mécanisme de contrôle démocratique10.
Ce n’est pas la première fois que l’IA est mobilisée au Brésil de manière problématique. En 2022, le gouvernement du Paraná, dans le sud du Pays, a lancé un projet pilote de reconnaissance faciale dans plus de 1 500 écoles publiques. Des caméras servaient à vérifier la présence des élèves et, grâce à un algorithme d’analyse d’émotions, à jauger leur degré d’attention en classe. Présenté comme une modernisation de la gestion scolaire, le dispositif s’est vite heurté à des défauts flagrants: des enseignant·e·s et des chercheur·euse·s ont relevé un taux d’erreurs nettement plus élevé lorsqu’il s’agissait d’identifier des élèves à la peau noire ou métisse, révélant les biais raciaux inscrits dans les bases de données qui entraînent l’algorithme. Aucune étude d’impact sur les droits humains n’avait été conduite avant le déploiement, et le système opère toujours dans un vide réglementaire11.
L’abandon de nos libertés et de notre condition humaine au « tout technologique »
Comme le décrivait Foucault il y a 50 ans, nous sommes face à l’exercice d’un dispositif disciplinaire panoptique, qui « permet d’embrasser du regard la totalité d’un espace, et donc une surveillance continue des individus » qui « automatise et désindividualise le pouvoir » en induisant « un état conscient et permanent de visibilité qui assure [son] fonctionnement automatique. » Avec une effrayante clairvoyance il prédisait que « le schéma panoptique, sans s’effacer ni perdre aucune de ses propriétés, est destiné à se diffuser dans le corps social; il a pour vocation d’y devenir une fonction généralisée12. Nous sommes dans l’ère de ce que certain.es on décrit comme un colonialisme de données ou les ambitions expansionnistes du capitalisme sont exaltées par la commodité infinie et prisée qu’est l’information. Ou « nos corps et nos actions sont continuellement calculé.es puis transformé.es en flux de données qui alimentent les algorithmes des plateformes […] sans cesse soumis à un processus de dépouillement et d’extraction de données biométriques, biographiques et démographiques »13.
Dans un tel contexte, il nous faut développer une praxis de la résistance : un engagement critique à l’égard des technologies qui collectent nos données est indispensable, encore plus lorsqu’elles s’immiscent dans l’espace public et les systèmes éducatifs. Bien que, face à l’engouement général pour l’innovation, cet effort puisse sembler vain, « l’issue du conflit entre le pouvoir des plateformes et l’agentivité humaine n’est pas donnée ; elle se construit »14.
Il nous faut voir à travers le mirage techno-solutionniste et considérer sérieusement les conséquences sociales, environnementales et avant tout éthiques, d’octroyer tant de pouvoir à des algorithmes et des systèmes automatisés. Comme le rappelait Günther Anders, dans l’ère moderne notre capacité de fabrication excède dramatiquement notre faculté d’imaginer les conséquences de nos créations. Tant que ce gouffre subsiste, les humains risquent de devenir « l’espèce obsolète » qu’il redoutait, impuissante devant des machines qui la dépassent et indifférente au désastre qu’elles peuvent déclencher. Refuser cette obsolescence, c’est rouvrir notre imagination morale, assumer la responsabilité de nos artefacts — et désobéir à l’injonction de performance, d’innovation et d’efficacité au cœur de l’idéologie dominante15.
En discutant avec les locaux de l’insécurité ressentie à São-Paulo, j’ai été confronté à deux perspectives; l’une voyant la situation comme une conséquence du manque de mesures de sécurité et de rigidité de l’État; l’autre, à l’insuffisance des ressources d’aide. Il serait tentant de balayer d’une revers de la main la première comme étant la conséquence d’un manque d’informations ou de compassion; mais ce serait oublier l’angoisse légitime des individus qui ne se sentent plus à l’aise dans les rues de sa propre ville. L’alternative demande beaucoup de courage, de voir que, comme le scande le refrain d’une samba populaire : A favela é um problema social16 (La favéla est un problème social. Trad. libre) et que « surveiller et punir » ne pourra jamais remplacer le besoin pressant de réparer le filet social et d’offrir aux plus démunis des voies concrètes vers une vie meilleure.
Aucune solution technique — si innovante soit-elle — ne comblera, à elle seule, les brèches ouvertes par la pauvreté, le racisme et des décennies de sous-financement du système d’aide social. Ce constat vaut tout autant pour les crises qui frappent le Québec ou l’Europe que pour celles qui secouent les Suds globaux. Épidémie de crack, crise migratoire, explosion des loyers ou du coût de la vie : tous ces problèmes sont enracinés dans des causes structurelles et exigent une réponse à la hauteur — approfondie, patiente et résolument solidaire.
Notes et références
1. Cruz, E. P. (2025, 2 janvier). « Aumenta em 25% o número de pessoas em situação de rua no país ». Agência Brasil. Récupéré de : https://agenciabrasil.ebc.com.br/direitos-humanos/noticia/2025-01/aumenta-em-25-o-numero-de-pessoas-em-situacao-de-rua-no-pais
2. Comunicação. (2025, 21 janvier). « Segurança pública é o principal problema da cidade de São Paulo ». Rede Nossa São Paulo. Récupéré de : https://www.nossasaopaulo.org.br/2025/01/21/seguranca-publica-e-o-principal-problema-da-cidade-de-sao-paulo/
3. Painel. (2025, 30 janvier). « Cidade de São Paulo tem 498 homicídios em 2024, menor número da série histórica ». Folha de S.Paulo. Récupéré de : https://www1.folha.uol.com.br/colunas/painel/2025/01/cidade-de-sao-paulo-tem-498-homicidios-em-2024-menor-numero-da-serie-historica.shtml
4. Brenan, M. (2022, 28 octobre). « Record‑high 56% in U.S. perceive local crime has increased ». Gallup. Récupéré de : https://news.gallup.com/poll/404048/record-high-perceive-local-crime-increased.aspx
5. Calver, T. (2024, 1 décembre). « In‑person crime isn’t rising — so why do we think it is? » The Times. Récupéré de : https://www.thetimes.com/comment/columnists/article/reports-of-a-phone-theft-epidemic-may-not-show-the-full-picture-296klkngv
6. Dias, P. E., Kruse, T., Menon, I., & Lacerda, L. (2025, 31 janvier). « SP tem queda recorde de roubos e alta de registro de estupros e de violência policial em 2º ano de Tarcísio ». Folha de S.Paulo. Récupéré de : https://www1.folha.uol.com.br/cotidiano/2025/01/sp-tem-queda-recorde-de-roubos-e-alta-de-estupros-e-de-violencia-policial-em-2o-ano-de-tarcisio.shtml
7. Carvalho, R. (2017, 14 décembre). « Bolsonaro diz que quer dar “carta branca” para PM matar em serviço ». UOL Notícias. Récupéré de : https://noticias.uol.com.br/politica/ultimas-noticias/2017/12/14/bolsonaro-diz-que-quer-dar-carta-branca-para-pm-matar-em-servico.html
8. Ribeiro, P. V. (2023, 24 avril). « Startup de segurança Gabriel cria rede de informações clandestinas pelo WhatsApp com a polícia do Rio ». The Intercept Brasil. Récupéré de : https://www.intercept.com.br/2023/04/24/startup-de-seguranca-gabriel-cria-rede-de-informacoes-clandestinas-pelo-whatsapp-com-a-policia-do-rio
9. Pannunzio, P. (2024, 29 avril). « Sorria, você está sendo filmado, analisado e rastreado: Totens de vigilância particulares se espalham pelas metrópoles com controvérsias que vão do urbanismo ao reconhecimento facial ». Revista piauí. Récupéré de : https://piaui.folha.uol.com.br/totens-seguranca-vigilancia-monitoramento
10. Pannunzio, P. (2024, 29 avril). « Sorria, você está sendo filmado, analisado e rastreado: Totens de vigilância particulares se espalham pelas metrópoles com controvérsias que vão do urbanismo ao reconhecimento facial ». Revista piauí. Récupéré de : https://piaui.folha.uol.com.br/totens-seguranca-vigilancia-monitoramento
11. Audi, A. (2023, 27 octobre). « Reconhecimento facial no Paraná impõe monitoramento de emoções em escolas ». Agência Pública. https://apublica.org/2023/10/reconhecimento-facial-no-parana-impoe-monitoramento-de-emocoes-em-escolas/
12. Foucault, M. (1975). Surveiller et punir : Naissance de la prison. Paris : Gallimard. p.228-243
13. Bonini, T., & Treré, E. (2024). « Algorithms of resistance: The everyday fight against platform power ». MIT Press. p.3
14. Ibid. p.178
15. Schwarz, E. (2019). « Günther Anders in Silicon Valley: Artificial intelligence and moral atrophy ». Thesis Eleven, 153(1), 94-112. https://doi.org/10.1177/0725513619863854 (Original work published in 2019)
16. Bezerra da Silva. (1992). Eu sou favela [Canção]. Em Presidente Caô Caô. Sony Music Entertainment Brasil. https://www.youtube.com/watch?v=Qm_t8PiGbBE