Pandémie et explosions à Beyrouth — Entretien avec Rana Taher

© Rana Taher
Après l’explosion qui a eu lieu à Beyrouth, nous avons eu l’occasion de discuter avec Rana Taher, non seulement employée de notre partenaire libanais, le Alternative Initiatives Network (AIN), mais aussi membre de la société civile et titulaire d’un doctorat de l’Université de Concordia. Alors que les pays du monde entier sont soumis à rude épreuve par la pandémie de la COVID-19, le Liban se trouve en plus confronté à une crise économique sévère depuis le mois d’octobre, qui a évolué en hyperinflation de la livre libanaise à un niveau dévastateur pour un pays qui dépend considérablement d’importations de denrées alimentaires et de matières premières. Il est difficile, alors, de distinguer l’impact de la pandémie de l’impact cumulatif des autres crises économiques, politiques, et sociales que vit le Liban depuis près d’un an. Cependant, au milieu des décombres de l’explosion du 4 août, ont aussi réémergé les réseaux de solidarité nés de la révolution du 17 octobre, éveillant alors une fraternité que la pandémie, seule, n’avait pas suffi à ranimer.

 

PARTIE 1: CONTEXTE GÉNÉRAL ET PROBLÉMATIQUES DU PAYS

Alternatives: Quelle a été l’ampleur de la pandémie au Liban?

Rana Taher: Le premier cas de pandémie s’est déclaré vers le 24 février. Dès lors, le pays s’est automatiquement mis en confinement. Ainsi, vers le 1er mars, tout le pays était en confinement, ce qui signifie que toutes les entreprises étaient fermées, les écoles étaient suspendues, la mobilité des personnes était réduite, on demandait aux gens de porter un masque, tout le monde était en alerte. Les tests de dépistage en masse ont commencé le 7 mars et à partir de la mi-mars, à chaque fois qu’une partie d’une communauté était touchée par le coronavirus, ce groupe était mis en quarantaine, ou soumis à un niveau de confinement plus élevé. Cette situation s’est poursuivie sur une base presque hebdomadaire jusqu’en juin.

De ce qui en est de l’impact de la crise sanitaire sur la population, celui-ci a été vraiment limité. Nous avons eu certains risques élevés mais un nombre de décès très faible par rapport à d’autres pays car la trajectoire du coronavirus au Liban a été parfaitement maîtrisée jusqu’en juillet. Après avoir fermé l’aéroport, ils n’ont plus autorisé les arrivées et les départs, sauf pour certains vols spécifiques. Quand ils ont commencé à autoriser les Libanais vivant à l’étranger à revenir au Liban, cela a été fait d’une manière systématisée.

Puis l’explosion est arrivée et cela a provoqué une vague d’autres problèmes. On est passé d’environ 20-30 cas par jour à 500-600 cas. Maintenant, du 21 août au 7 septembre, nous sommes soumis à deux semaines de confinement. Ce qui peut provoquer des contrecoups économiques qui seront ressentis dans les deux prochains mois, qui viendront s’ajouter à la situation économique difficile actuelle.

A: Est-ce que le gouvernement est jugé comme ayant eu un comportement satisfaisant vis-à-vis la COVID-19?

RT: Pendant la pandémie, les cas étaient assez bien contrôlés et le gouvernement ou le Ministère de la Santé, en collaboration avec d’autres ministères, faisait un très bon travail pour empêcher la propagation du coronavirus au Liban. Nous n’avons donc pas eu une augmentation de cas, mais 20 à 30 cas enregistrés quotidiennement, donc la crise sanitaire était sous contrôle. Ainsi, à bien des égards, le gouvernement a fait un très bon travail, c’est-à-dire, en termes de gestion de la crise du coronavirus.

Évidemment, il y a eu des discussions mettant en cause à quel point le gouvernement était sérieux et si la crise avait bien été gérée, mais dans l’ensemble, les cas ont été vraiment contrôlés jusqu’à un certain moment en juillet. Aujourd’hui, nous n’en sommes plus si sûrs car il y a eu une augmentation de 500 cas et il y a des gens qui ne respectent pas la quarantaine, qui ne portent pas le masque correctement, ou qui continuent à célébrer des mariages et autres illégalement. De plus, le gouvernement est préoccupé par d’autres questions, et la pandémie devient un problème secondaire. Nous ne savons donc pas comment la crise sanitaire va se dérouler au cours de cette prochaine période.

Je pense qu’en ce qui concerne le confinement et la crise sanitaire, le problème principal est que nous vivons dans un système social très entremêlé. Les gens ici vivent avec leur famille élargie dans de petits espaces. Nous n’avons pas vraiment de maisons de retraite et si nous en avons, c’est surtout pour les personnes dont les enfants vivent à l’étranger et ne peuvent pas s’occuper directement de leurs parents ou de leurs grands-parents. La plupart des gens ici vivent donc avec leurs parents, ou au moins à proximité de leurs parents et grands-parents, ce qui rend le confinement plus difficile à supporter pour les personnes qui dépendent du soutien de leur famille.

A: Quels sont les effets pervers, s’il y en a, des restrictions imposées sur la mobilité? Qu’en est-il de la surveillance et du contrôle de l’État?

RT: Pour éviter ce qui se passait en Italie et ailleurs, le gouvernement a imposé le confinement et les gens n’ont pas protesté cette décision. Dans certains cas, ils sont descendus dans la rue et ont protesté, non pas à cause du confinement, mais à cause de la situation économique. Donc cette mesure n’a pas vraiment empêché les gens de contester ce que le gouvernement faisait. Pour de nombreuses personnes, entre l’alternative de soit voir ses parents mourir, soit d’avoir un confinement, il est évident qu’elles ont opté pour la deuxième option.

Je pense que plus tard, peut-être, les gens ont commencé à faire le lien entre le confinement et le contrôle de l’État, mais je pense qu’avec tant d’autres priorités dans le pays, il n’y a pas d’analyse à faire à ce niveau. Il ne faut pas oublier qu’au Liban, nous n’avons que 120 unités de soins intensifs dans tout le pays et l’explosion a beaucoup fait augmenter les cas de coronavirus, jusqu’à 10 000 cas à ce jour, plaçant ces unités déjà au-delà de leur capacité. Le confinement est donc nécessaire pour éviter que la crise sanitaire prenne des proportions encore plus importantes au Liban.

A: Quels sont les principaux problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels le Liban fait face?

RT: Nous avons une série de crises qui ont eu lieu, l’explosion étant la dernière en date. La première crise, je dirais, a commencé l’année dernière avec l’affaiblissement de la structure économique au Liban, le ralentissement des commerces, la crise économique, ainsi que les troubles politiques, qui ont tous conduit à une sorte d’affaiblissement dans de nombreux secteurs, économiquement parlant.

La révolution du 17 octobre, a aussi eu un impact sur les commerces du secteur des services, du secteur bancaire, de l’alimentation, de l’industrie et du tourisme en raison de plusieurs semaines de manifestations massives  dans le grand Beyrouth, et même dans les régions avoisinantes. Cela a entraîné un cycle de ralentissement économique et des licenciements. La livre libanaise est passée de 1500 à 2000 pour chaque dollar, puis à 4000 livres libanaises en janvier-février et maintenant à 8000 livres libanaises à partir de mai-juin. Cette dépréciation de la livre est une crise majeure pour les commerces au Liban et touche aussi  le marché de l’emploi, les universités, les écoles, les personnes travaillant dans l’industrie alimentaire, l’industrie agricole, et ainsi de suite.

Au Liban, nous importons de l’étranger, même les matières premières. Nous ne produisons pas assez pour soutenir l’économie locale sans importer de l’extérieur, ce qui nécessite des liquidités. Lorsque le coronavirus est apparu, il a amplifié l’effondrement de la livre libanaise. Le problème c’est que les gens ne peuvent pas se permettre de consommer comme avant parce que les salaires et les revenus sont toujours en livres libanaises, ils n’ont pas été ajustés, et les avoirs sont gelés donc ils ne peuvent pas retirer de la banque, que ce soit en dollars ou en livres libanaises.

Le secteur privé, notamment, a été vraiment mis en échec à cause du coronavirus. Beaucoup d’entreprises, comme le secteur du tourisme, ont fait faillite parce que les plages, les restaurants, les grands sites touristiques, tout cela a été fermé. Cependant, je n’attribuerais pas toutes ces conséquences économiques à la pandémie, car c’était aussi le résultat de la dévaluation de la livre libanaise, entre autres.

À la suite de l’explosion, toutes les communautés de la région ont été touchées soit par la destruction complète ou partielle de leur logement, soit par le déplacement, et à différents degrés. Il y a eu des morts, des blessés, des hôpitaux détruits. Le système de santé n’est pas en mesure d’accueillir tous les nouveaux blessés ainsi que toutes les nouvelles personnes atteintes de la COVID-19. Beaucoup de gens ont perdu leur maison, 300 000 personnes sont déplacées, 10 000 logements ont été détruits. Cette explosion a donc poussé beaucoup de personnes dans une plus grande précarité qu’elles ne l’étaient auparavant.

A: Quelles sont les populations les plus vulnérables ou les plus affectées par le manque de services essentiels et non-essentiels mais aussi par les mesures mises (ou pas mises) en place par le gouvernement?

Les jeunes et les personnes âgées, évidemment. Les jeunes, c’est généralement parce qu’ils font un travail saisonnier ou un travail à temps partiel. Les entreprises gardent souvent ceux qui sont permanents pour ne pas être poursuivies et lâchent ceux qui sont à temps partiel, surtout dans le secteur de l’éducation, comme dans les universités, par exemple. Et entre garder une femme et garder un homme, ils ont gardé les hommes parce qu’ils sont les chefs de famille. Ces choses sont arrivées mais je ne connais pas de recherches qui se soient penchées  sur ce sujet à ce jour.

PARTIE 2: CHANTIERS DE RÉFLEXION ET ALTERNATIVES

A: Quelles lacunes du Liban et de son gouvernement ont été révélées par la COVID-19?

RT: La pandémie a démontré aux Libanais que si des politiques spécifiques sont bien conçues et bien étudiées, et qu’il y a un consensus sur une politique spécifique, le gouvernement pourrait prendre des mesures efficaces et fournir des solutions afin de résoudre la crise économique. Cependant, dans le contexte du Liban, la pandémie n’a fait qu’amplifier le crash économique.
Ici, nous n’avons pas de système de sécurité sociale, il n’y a aucun moyen de protéger les gens contre le licenciement. Souvent les gens ont choisi de travailler à mi-temps parce qu’ils le faisaient déjà avant l’arrivée de la pandémie, en raison de la crise économique. C’est le compromis pour faire marcher leur entreprise. Il ne s’agissait donc pas du gouvernement, mais du secteur privé, qui ne pouvait plus suivre. Vous savez, ce n’est pas comme si les gens avaient des attentes différentes ou que le gouvernement avait fait moins à cause de la pandémie. Toute notre vie, le gouvernement n’a jamais rien fait de toute façon. Les gens n’ont donc pas vu qu’il y avait une différence entre la façon dont le gouvernement se comportait pendant la pandémie et avant. Je veux dire que le Liban est un cas exceptionnel où il est vraiment difficile de séparer la pandémie de l’ensemble des crises en cours à cause de l’impact cumulatif que nous avons eu cette année.

En revanche, certaines personnes sont descendues dans la rue samedi [N.D.L.R. : le 15 août] pour protester, car dix jours après l’explosion, le gouvernement n’avait encore rien fait. Aujourd’hui, 20 jours après l’explosion, ils commencent à déblayer les décombres, l’armée procède à une évaluation, mais pendant 10 à 15 jours, c’est vraiment la société civile, les individus, qui ont fait tout ce travail. Il y a une explosion de puissance quasi atomique  et ce sont des jeunes de 16 et 17 ans qui nettoient les décombres. C’est du jamais vu. Il n’y a même pas eu d’effort pour contrôler qui entre et sort du port. Donc oui, l’explosion a démontré l’incapacité du gouvernement, son inaction même en cas de crise humanitaire de cette proportion.

A: Quelle a été la réponse de la société civile, notamment des différents mouvements sociaux pour faire face aux différentes problématiques que traverse le Liban? Quelles sont les alternatives nées au niveau de la société civile à travers la pandémie pour répondre aux besoins de la population?

RT: Pendant la pandémie, des ONG travaillaient à la mise en distribution de masques et de gels, à l’aide aux familles qui ont besoin de boîtes de nourriture, etc. Tout cela est informel, ce qui signifie qu’il ne s’agit pas d’ONG enregistrées. De nombreuses sessions d’information sur le coronavirus, sur la manière de procéder et sur l’impact du coronavirus, ont également été organisées par les ONG financées et non financées. Quant aux ONG formelles financées par l’USAID ou par la Commission européenne, par exemple, celles-ci ont intégré l’aspect de la crise sanitaire dans leurs programmes. Au niveau de la communauté, les gens qui ont des entreprises offraient soit des services gratuits, soit une partie de leurs services pour moins d’argent et aussi de manière plus créative.

Pendant la crise du 17 octobre, les gens s’étaient organisés entre eux pour participer  à la révolution. Après l’explosion, c’est tout ce réseau sur WhatsApp et Instagram qui a été ranimé. Aujourd’hui, les gens aident davantage, et pas seulement les personnes touchées par l’explosion. Ce réseau vient en aide à la communauté à plusieurs niveaux à Beyrouth, et pas seulement les   victimes directes.. Il y a beaucoup de groupes informels, et d’individus, qui ont commencé à prendre des initiatives et à faire de la reconstruction, de la réhabilitation, des boîtes de nourriture, et des soins médicaux. La réanimation de ce réseau du 17 octobre est donc dû à l’explosion et non à la pandémie.

A: Comment AIN  envisage-t-il l’après-COVID au Liban? Quels changements espère votre organisation observer et/ou soutenir?

RT: Je vais être très honnête, nous ne sommes même pas sûrs de ce qui va se passer demain, que ce soit le coronavirus, l’impact de l’explosion ou la crise économique. Comment envisage-t-on d’aller de l’avant ? Je pense qu’il va falloir plus d’efforts pour essayer de faire face à l’impact que le coronavirus va avoir sur la population au niveau économique, sanitaire et alimentaire. Il est évident qu’il y a plus de gens qui mangent dans les ordures. C’est très nouveau pour les gens de Beyrouth de voir cela. Ceci est l’effet combiné de la crise financière, du coronavirus, de l’explosion et de tout le reste. Donc ce qui nous attend, je pense, c’est de travailler davantage pour essayer d’assurer la sécurité alimentaire et faire face à la crise sanitaire et économique pendant la période à venir.

PARTIE 3: MISE À JOUR DU PARTENAIRE

A: Quelle est la situation de votre organisation actuellement en lien avec la COVID? Comment le fonctionnement de votre ONG a-t-il été affecté par la COVID au niveau notamment de votre programmation?

RT: Le AIN n’a pas été gravement touché. Évidemment, une partie de nos activités ont été suspendues et beaucoup de choses ont dû être faites en ligne. Nous avons travaillé à domicile de février à juin, après quoi les gens se rendaient au bureau par rotation, avec un taux d’occupation de 30 %. Donc, oui, le travail direct avec les gens sur le terrain a été suspendu mais de façon seulement temporaire. Nous avons modifié la façon dont nous menons nos activités avec des moyens plus créatifs pour organiser les ateliers, en ligne et à domicile, tels que les ateliers de cuisine ou le coding.

A: Quelles sont les problématiques que soulève la nouvelle situation de télétravail?

RT: Nous avions toujours le même travail à faire, en termes d’activités, mais nous n’avions pas de très bonne alimentation en électricité ou de très bonne connection internet. Cela a été très compliqué et nous avons dû utiliser notre 3G plus souvent. Nous avons aussi dû organiser nos réunions en fonction de nos horaires familiaux car il fallait tout faire en même temps, s’occuper des enfants, assurer les besoins du ménage, et travailler à domicile. Nous n’avons pas beaucoup d’espaces ici à Beyrouth. Les gens qui avaient des espaces supplémentaires en dehors de la ville ont pu partir mais ceux qui n’en avaient pas devaient se débrouiller dans de petits appartements avec leur famille et leur enfants. En plus, le fait que les enfants sont vraiment enfermés, qu’ils ne peuvent pas faire grand-chose, c’était vraiment dur. Ils n’ont pas d’espaces extérieurs, ils n’ont pas de parcs, vous ne pouvez pas les emmener dehors. Les gens qui étaient à la campagne, ils avaient d’autres problèmes, comme l’électricité, l’accès à Internet, ce genre de choses.

A: Finalement, quels sont les projets actuels de AIN? Qu’envisagez vous pour après la pandémie?

RT: AIN, pour être très honnête, travaille actuellement à la reconstruction et l’impact de l’explosion. Nous ne faisons pas tant de choses en lien avec la pandémie. Nous ne voyons pas de rôle pour nous en ce qui concerne l’impact du coronavirus à ce stade. Évidemment, sur les sites où nous travaillons, nous essayons de maintenir l’utilisation des masques et tout le reste. Notre travail actuel porte en fait sur la réhabilitation et la satisfaction des besoins de base des personnes vulnérables avant le début de l’hiver. C’est principalement ce travail que nous faisions et cela va prendre quelques mois.

Au fur et à mesure que nous avançons, peut-être que nous aurons un rôle plus important à jouer auprès des jeunes et des enfants, car l’impact du coronavirus sur les enfants est vraiment dramatique, en ce qui concerne l’isolement social et le manque d’installations pour les gens, ainsi que le manque d’espaces pour qu’ils puissent se réunir. Les gens de ce côté-ci du monde sont très socialement orientés, ce qui impacte leur comportement et la façon dont ils font face au confinement. Je pense donc que nous devrions peut-être nous concentrer, plus tard, sur les questions liées à cela. Mais je pense que pour la prochaine période, en raison de la crise politique, sociale et sécuritaire, l’accent sera mis sur la réhabilitation et le travail avec les gens, en raison de la crise sanitaire, sociale et économique auxquelles nous sommes confrontées.

*Cette entrevue a été traduite de l’anglais et éditée pour des fins de publication.

Entrevue réalisée par Delphine Polidori, étudiante en dernière année à McGill en science politique, développement international et environnement, dans le cadre de son stage à Alternatives.