Tunisie : l’impact de la COVID-19 dans un pays plongé dans la misère sociale

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Dans la plus récente édition de notre série de mise à jour concernant nos partenaires et l’impact de la COVID-19 dans leur pays, nous nous sommes entretenues avec Mounir Hassine, membre du comité directeur du Forum tunisien des droits économiques et sociaux (FTDES) et président de la section de la région de Monastir.

 

Le FTDES est une organisation non gouvernementale créée en 2011 avec comme objectif de défendre les droits économiques et sociaux des Tunisiens, dont le droit du travail, le droit des femmes, les droits environnementaux et les droits des migrants. Dans l’entrevue ci-dessous, Mounir nous explique ce qu’il en est de la situation sanitaire, politique, économique et sociale en Tunisie, un pays qui est toujours en période de transition politique depuis la révolution du Printemps arabe.

 

PARTIE 1: CONTEXTE GÉNÉRAL ET PROBLÉMATIQUES DU PAYS

Alternatives : Quelle a été l’ampleur de la pandémie en Tunisie ?

Mounir Hassine : La Tunisie a été touchée par la COVID-19 à partir de mars 2020. Les premiers cas sont venus de l’étranger et de l’Italie en particulier. Ça fait maintenant trois mois qu’on a un nouveau gouvernement, mais le gouvernement précédent avait pris des mesures très strictes, notamment concernant les déplacements de la population, selon les instructions de l’Organisation mondiale de la Santé, ce qui a évité une crise sanitaire pendant la première période. Nous avons été en confinement total pour une période de deux mois. Cependant, depuis le 27 juin, faisant suite à une pression du secteur du tourisme au début de la saison estivale, notamment par les propriétaires d’hôtels, l’État a ouvert le pays. Malheureusement, les touristes ont apporté la COVID et depuis, le nombre de personnes atteintes par la COVID a augmenté. Nous sommes actuellement dans une période assez critique car nous avons dépassé les 1500 morts (alors que nous n’en avions que 220 pendant la première période). Le plus inquiétant, c’est qu’on a dépassé notre capacité dans les hôpitaux publics et nous sommes dans le pic de la pandémie, ce qui signifie que le nombre de personnes atteintes va continuer d’augmenter rapidement.

A: Quels sont les principaux problèmes politiques, économiques et sociaux auxquels le pays fait face ? 

MH: Depuis 2011, nous sommes dans une période de transition politique à la suite de la révolution du Printemps arabe et qui a basculé l’ancien régime. Nous sommes encore dans le processus de la mise en place des différentes institutions politiques. Jusqu’à maintenant, il y a un certain nombre de conflits entre les différents partis politiques qui sont au pouvoir car chacun veut exercer un contrôle au sein du tribunal constitutionnel, qui est très important pour réussir la période de transition démocratique et politique.

Concernant la situation économique et sociale, nous avons toujours le même modèle de développement qui était en place avant la révolution, qui n’avait pas pu répondre aux besoins des populations qui ont fait basculer l’ancien régime. Le chômage affiche des taux très élevés, et il en est autant de la pauvreté. Nous sommes en pleine crise économique parce que la crise sanitaire a touché les secteurs essentiels de l’économie tunisienne. Nous vivons aussi une crise monétaire puisque le gouvernement s’appuie sur l’emprunt et la dette, ce qui plonge le pays dans le surendettement. Il y a aussi des pressions de la part des institutions bancaires internationales, telles que le FMI et la Banque mondiale, qui ont imposé à l’État tunisien un plan d’ajustement structurel qui se base surtout sur la politique d’austérité.

D’une part, le peuple tunisien demande des droits économiques, sociaux et environnementaux, et une Constitution qui réponde à ces demandes, mais d’autre part, le gouvernement ne peut pas répondre à ces besoins. Le gouvernement n’a pas réussi la transition économique et sociale parce qu’il répond aux intérêts des grands lobbies qui refusent de rompre avec le modèle de développement actuel, qui date des années quatre-vingt.

A: Est-ce que l’on juge que l’attitude du gouvernement tunisien est satisfaisante vis-à-vis de la COVID-19 ? Quelles lacunes de la Tunisie et de son gouvernement ont été révélées par la Covid-19 ?

MH: Actuellement, il y a un mini confinement, en raison du couvre-feu obligatoire de 20H00 et 05H00. Les déplacements sont contrôlés par la police, mais la vie continue. Pour les fonctionnaires, un mi-temps en deux groupes s’applique. Le premier groupe travaille le matin, le deuxième travaille l’après-midi. L’enseignement à l’école et à l’université continue. Il y a eu une tentative pour mettre en place l’enseignement à distance pour les universités, mais ça n’a pas marché parce que le réseau tunisien ne peut répondre à une activité aussi élevée. Donc ce qui demeure ce sont les règles concernant les groupes de travailleurs et les mesures de distanciation sociale. Le masque est devenu obligatoire et ceux qui ne le portent pas reçoivent une lourde amende. Ce sont des mesures prises pour contrer l’augmentation de cas de COVID, mais qui n’ont pas montré leur efficacité jusqu’à maintenant puisque le nombre de personnes atteintes continue d’augmenter.

Lorsque le gouvernement a ouvert le pays le 27 juin, le discours était que nous devrons vivre avec la COVID-19. Le gouvernement n’a pas de stratégie bien claire pour lutter contre la pandémie. Avant d’ouvrir les frontières, il aurait dû élaborer un plan sanitaire. Il est étonnant que les tests PCR ne soient pas exigés à l’entrée sur son territoire. Pendant l’été, beaucoup de Tunisiens émigrés à l’étranger sont venus pour les vacances et ont propagé le virus dans les fêtes et les réunions de famille. Le gouvernement a tenté de retenir l’évolution du virus en essayant de fermer les zones les plus touchées qui sont désignées comme zone rouge. Mais malgré cela, vu que les gens continuent à se déplacer et qu’il y a un manque de moyens de transport dans les grandes villes (les gens sont entassés dans les métros et les autobus) ; la propagation continue.

Il manque aussi une politique bien claire de santé publique pour répondre aux besoins sanitaires face à la COVID-19. Cela montre la défaillance totale de notre système de santé publique. Il n’y a pas de mesures non plus pour que les cliniques privées, ou bien le secteur privé, prennent en charge une partie des personnes qui sont atteintes par le virus. Les scénarios de l’évolution de la COVID-19 ne se reflètent pas dans la prise de mesures ni en une politique pour contrer la pandémie. Le peuple tunisien est laissé à son propre sort pour affronter cette pandémie.

A: Quels sont les effets pervers, s’il y en a, des restrictions imposées sur la mobilité? Qu’en est-il de la surveillance et du contrôle de l’État ?

MH: Les restrictions sur la mobilité sont sévères en raison du couvre-feu. Pendant la journée, il y a des contrôles de police, mais c’est léger. En revanche, on a vu une imposition stricte d‘amendes contre les gens qui ne portent pas de masque, qui ont touché plus de 120 000 personnes.

A: Quelles sont les populations les plus vulnérables ou les plus affectées par le manque de services essentiels et non essentiels mais aussi par les mesures mises (ou pas mises) en place par le gouvernement tunisien ?

MH: On a des difficultés surtout dans les quartiers populaires et les populations vulnérables, qui n’ont pas les moyens matériels pour se protéger contre la COVID-19 et, notamment, d’acheter un masque, qui coûte à peu près un dollar canadien. Ceci est cher dans une situation où la pauvreté a pris de l’ampleur dans les catégories les plus vulnérables, surtout à cause de la COVID-19. Les statistiques montrent que la pauvreté touche à peu près 22 pour cent de la population, ceux qui vivent à moins d’un dollar par jour et par personne, donc c’est très difficile pour eux d’avoir l’argent nécessaire pour acheter un masque. Ainsi, on estime à 60% le taux de Tunisiens qui ne portent pas de masque. Un programme du gouvernement de distribution de masques gratuits aux catégories les plus pauvres est annoncé mais en attendant, ce sont ces populations les plus pauvres qui essaient d’échapper à la police pour ne pas recevoir d’amendes.

Les populations vulnérables comprennent les gens qui travaillent dans l’informel, ceux qui cherchent du travail au jour le jour dans les différents secteurs de l’agriculture, dans le bâtiment, dans nos petits services. En raison de la COVID-19, le chômage a augmenté de 15 à 20 pour cent. Le gouvernement a donné une allocation et des aides d’environ 200 dinars (95 dollars canadiens) pendant le mois d’avril et le mois de mai. Cette aide a touché à peu près 354 000 personnes qui travaillent dans de petites entreprises. Les travailleurs du secteur textile ont été obligés d’être au chômage puisque les paiements des compagnies basées en Europe aux fournisseurs ont cessé. Ils n’ont repris qu’à partir du mois d’octobre. Durant la période d’avril jusqu’au mois d’octobre, les travailleurs n’ont touché que quelques centaines de dinars et ils ont eu beaucoup de difficultés pour répondre à leurs besoins pendant cette période.

PARTIE 2: CHANTIERS DE RÉFLEXION ET ALTERNATIVES

A: Quelle a été la réponse de la société civile, notamment des différents mouvements sociaux pour faire face aux différentes problématiques que traverse la Tunisie? Quelles sont les alternatives nées au niveau de la société civile à travers la pandémie pour répondre aux besoins de la population ?

MH: On peut faire la différence entre deux phases. D’abord au début de l’année, au mois de mars, on a vu un travail énorme de la société civile qui a démontré une grande solidarité pour lutter contre la pandémie. Par exemple, du matériel a été donné à la Santé publique et différentes initiatives de charité ont été organisées, ce qui a allégé l’impact de la COVID-19. Mais une deuxième phase, après le 27 juin, a vu l’intervention de la société civile devenir un peu timide car l’évolution du virus a dépassé ses moyens. La solidarité s’est exercée davantage entre familles, amis, et voisins. Malgré cela, une partie de la société civile essaie de répondre aux besoins des gens, surtout concernant les aides médicales et alimentaires. Mais la réponse n’est pas capable de suffire à l’ampleur des besoins.

A: Comment envisagent-il l’après-COVID en Tunisie? Quels changements espère votre organisation observer et/ou soutenir ?

MH: La FTDES produit régulièrement des études, notamment des rapports mensuels sur l’évolution de la question sociale et des mouvements sociaux. Nous voyons que les répercussions de la crise sanitaire sont très profondes. Il y a une montée très rapide de différents mouvements directement en réponse à la dégradation des droits économiques et sociaux. Jusqu’à maintenant, tous les gouvernements qui sont venus après la révolution n’ont pas pu répondre aux revendications de la population. Les mouvements qui ont éclaté récemment demandent des actions du gouvernement concernant la lutte contre le chômage, le développement régional, les droits de la santé, de l’éducation, le droit à l’eau, à l’environnement. On sent qu’il y a une fracture qui s’enfonce entre la société et ceux qui gouvernent le pays. Jusqu’à maintenant, tous les partis politiques ont montré une grande défiance à répondre aux exigences de la révolution et les revendications du peuple tunisien.

Aussi, nous, comme société civile, nous faisons des pressions pour la transition écologique et le développement durable mais, malheureusement, jusqu’à maintenant, le système en place considère l’environnement comme source de profit. Actuellement, il y a un mouvement écologiste qui s’étale d’une région à l’autre parmi la société civile, demandant la justice environnementale, puisque ceux qui souffrent de la dégradation de l’environnement, ce sont toujours les populations les plus vulnérables. 

PARTIE 3: MISE À JOUR DU PARTENAIRE

A: Quelle est la situation de FTDES actuellement en lien avec la COVID ? Quelles sont les problématiques que soulève la nouvelle situation de télétravail ?

MH: Les employés du FTDES étaient en télétravail pendant le confinement. Actuellement, nous travaillons au bureau, mais s’il y a des doutes concernant la COVID, nous avons des mesures sanitaires bien strictes et tous les employés ont la liberté de travailler à partir de leur maison. Il y a des problèmes de connexion internet car le réseau en Tunisie n’est pas très efficace, mais malgré cela il nous faut continuer notre travail car nous considérons que la période est très difficile et que l’action de la société civile doit essayer de combler le vide laissé par la lutte contre la COVID-19.

A: Comment le fonctionnement de votre organisation a-t-il été affecté par la COVID au niveau notamment de votre mobilisation ?

MH: En termes d’adaptation, nous avons tenu environ quinze conférences avec succès sur Zoom concernant les droits économiques, sociaux et d’autres questions liées à notre travail.

Mais nous avons subi divers impacts au quotidien. Nous avons dû réorienter quelques projets parce qu’ils demandaient du travail de terrain. De plus, la COVID-19 a impacté notre rythme de travail, l’organisation de nos ressources humaines et nous devons composer avec une baisse de financement de nos projets. Avec Alternatives, sans l’apport de stagiaires du programme QSF, nous avons réorienté le budget vers d’autres sections pour lutter contre la COVID.

Nous sommes face à de grands problèmes sociaux et une misère sociale qui demandent beaucoup de ressources financières. Cependant, nous avons continué assidûment la production de nos études et rapports. Nous sommes une référence sur différentes questions et la réception est d’importance, même auprès du gouvernement, malgré nos critiques.

A: Quels sont les projets actuels de FTDES ? Qu’envisagez-vous pour après la pandémie ?

MH: Nous sommes en train de lancer une coopérative de textile pour les femmes qui ont été victimes de licenciements abusifs. Nous avons lutté pour ces anciennes travailleuses en rédigeant des rapports qui montrent les violations concernant leurs droits économiques et sociaux dans le milieu du travail. Nous avons essayé de les réinsérer dans l’économie en utilisant le modèle de l’économie sociale et solidaire. C’est un travail énorme, surtout que ces femmes sont presque illettrées, mais nous essayons de leur donner toutes les aides nécessaires pour lutter contre les violences auxquelles elles sont confrontées.

Nous continuons aussi de faire pression concernant la question environnementale. Dans les médias nous sommes très présents pour dévoiler les réalités et les mesures insuffisantes du gouvernement. Nous nous organisons en coalitions pour tenter de changer les choses et faire que le gouvernement adopte des politiques rigoureuses, mais surtout pour créer un nouveau modèle de développement qui est plus juste et qui réponde aux besoins et aux revendications des Tunisiens qui ont été bien clairs pendant la révolution de 2011.

La solidarité à l’échelle internationale doit continuer pour lutter contre la mondialisation sauvage et le système néolibéral qui ne prend pas en considération ni les droits économiques et sociaux des êtres humains, ni les droits environnementaux. Il faut arrêter cette sauvagerie pour passer à la démondialisation. Notamment, dans les secteurs financiers et commerciaux, les inégalités sont le moteur de la mondialisation.

*Cette entrevue a été éditée pour des fins de publication.

Entrevue réalisée par Delphine Polidori, étudiante en dernière année à McGill en science politique, développement international et environnement, dans le cadre de son stage à Alternatives.