Kais Said, le «sauveur» de la Tunisie ?!

© Houcemmzoughi via Wikimedia Commons
Le 14 janvier dernier avait lieu le 11ème anniversaire de la révolution tunisienne. Pour cette occasion, nous partageons un texte écrit  par Safa Chebbi le 15 août 2021 dans un contexte très particulier. L’analyse reste encore d’actualité.

En fouillant dans mes affaires, j’ai retrouvé cette carte que j’ai eu en Égypte vers mai 2013 durant la période pré-« élections » de El Sissi. On peut lire sur la carte en arabe : Abed Fatah El Sissi, Adresse; Ministère de défense, Profession; Sauveur de l’Égypte. Sur l’envers de la carte : L’armée, la police et le peuple, main dans la main.

Je garde tant de souvenirs de cette période, je me souviens à quel point le ras le bol était très palpable dans les rues du Caire et qu’en discutant avec plusieurs Égyptiens, à quel point El Sissi représentait presque l’unique lueur d’espoir existante et réaliste pour améliorer la situation du pays.

Je me souviens aussi que durant les premières semaines du coup d’État d’El Sissi en août 2013, il était inadmissible dans l’espace public de questionner la « volonté du peuple » qui s’était alors exprimé dans les rues. Sans oublier aussi toute l’euphorie des réseaux sociaux dans mes cercles les plus proches où il était inacceptable de problématiser la situation ou aller à l’encontre de la « volonté » du peuple égyptien. Même la simple prononciation du terme « coup d’État » était qualifiée de haute trahison à cette époque!

Aujourd’hui, huit ans après, la répression est plus vive que jamais en Égypte et la situation socio-économique a empiré par rapport aux premières années de la révolution.

Je parle de ces images, car j’ai l’impression d’avoir vécu un contexte semblable en Tunisie où le ras-le-bol et la colère du peuple s’amplifiaient graduellement ces dernières années et où d’un coup, par la grâce du ciel, un « sauveur » aux super pouvoirs nous aurait sortis de cette malheureuse situation. On peut certainement faire plusieurs nuances entre la situation de la Tunisie et l’Égypte et cela à différents niveaux (la place de l’armée dans la gouvernance, le type du régime politique en place, l’histoire du pays…), mais un processus autoritaire reste toujours le même, car il s’installe graduellement en s’ajustant et s’adaptant à la particularité locale de chaque pays.

Il est important de noter aussi qu’un processus autoritaire ne survient pas quand tout va bien, il surgit dans un contexte de crises aiguës, quand la classe politique traditionnelle devient incapable de gérer les affaires de l’ordre social dominant, et de l’autre côté, lorsque les mouvements de masse sont incapables de réaliser un changement radical faisant en sorte que toutes les pistes de changements sont paralysées dans les deux sens. Conduisant ainsi la classe intermédiaire voyant leurs ambitions bourgeoises avortées et favorisant un état de tension sociale à se mobiliser autour de tendances bonapartistes dans lesquelles, elles espèrent arrêter la détérioration de leur situation sans risquer de déclencher une nouvelle flamme révolutionnaire.

En Tunisie, on peut constater que durant les dix dernières années, l’alliance entre Ennahda et RCD (et leurs dérivés) a pu perdurer grâce à l’appui de la bourgeoisie et le soutien des puissances coloniales étrangères (UE, USA et leurs alliés). Durant ce temps, les classes populaires n’ont eu de cesse que de se soulever, sans toutefois pouvoir s’organiser suffisamment pour s’emparer du pouvoir et défendre leurs intérêts, renforçant ainsi leur marginalisation politique, sociale et économique. Aujourd’hui, la balance de ce rapport de force a pris fin.

C’est dans ce contexte bien précis, que la bourgeoisie et les puissances coloniales avec leurs instruments se sont empressées à se réinventer et proposer de nouvelles formes de consensus, ou un nouvel ordre social pour défendre leurs intérêts, ce qui veut dire sans doute exploiter davantage au détriment des classes populaires, piller les richesses du pays. L’exemple du FMI et ses courtiers bancaires locaux qui poussent vers plus de privatisations et d’investissements étrangers en est un parmi d’autres.

Le 25 juillet s’inscrit bien dans ce processus, d’où le coup d’État de Kaïs Saïd constitue un dangereux précédent dans l’histoire de la Tunisie post-révolution. En s’appuyant sur sa propre interprétation d’un article de la constitution, en l’occurrence celui de l’article 80, il a suspendu les activités du parlement, levé l’immunité parlementaire et a démis le gouvernement de ses fonctions, s’est nommé procureur général et a menacé de punir toute personne qui irait à l’encontre de ces mesures. Le discours purement légaliste et constitutionnaliste autour de l’interprétation de cet article n’a aucune importance dans ce contexte, car dans les faits, l’accaparement de la majorité des pouvoirs par un seul homme est une implacable réalité. D’ailleurs, le pouvoir judiciaire aurait pu aussi être sous son contrôle s’il n’aurait pas eu de la résistance.

Il est vrai aussi que ces décisions ont été reçues avec une grande joie par les masses populaires, car faire disparaître les maudits visages politiques, en particulier les islamistes, qui ont grandement contribué au pourrissement de la situation sociale et politique du pays, était un objectif inaccessible pour plusieurs adversaires politiques.

En réalité, Kais Saïd a profité d’un contexte de colère sociale exprimée par la rue et il a réussi à la canaliser afin de servir le régime en place, sous prétexte de corriger le cours de la révolution. De plus, un coup d’État ne dépend pas du pourcentage de soutien populaire, l’histoire a connu de nombreux coups d’État qui ont gagné un soutien populaire, notamment dans notre région, dont le coup d’État que Ben Ali a mené en 1987. L’Égypte a notamment connu deux coups d’État qui ont obtenu un large soutien populaire à son époque contemporaine, à savoir le coup d’État des « Officiers libres » en 1952 et le coup d’État mené par Abdel Fattah El Sissi en 2013.

Le coup d’État de Kais Said avait la particularité de s’attaquer au principal acquis de la révolution : la représentation de la volonté du peuple par le biais d’institutions élues telles que le Parlement. Tout en s’octroyant des pouvoirs étendus qui font de lui l’unique maître de la scène politique, compte tenu de l’absence de Parlement et de Cour constitutionnelle. Par conséquent, il n’y a aucun outil de contrôle pour le tenir responsable de ses décisions et de ses actes.

Il a balayé donc un principe fondamental dans l’espace politique tunisien, qui a été construit par et pour le peuple depuis 2011 et qui représente l’essence même de la révolution tunisienne, qui consiste à ce que le peuple soit le principal acteur des transformations sociales et politiques tout en réinstallant une conception prérévolutionnaire où la chose politique se fait uniquement par le haut. Le tout en renforçant encore plus le rôle de la police pour assurer plus de « sécurité » et impliquant l’armée dans la gestion des affaires publiques.

Quant aux déclarations « populistes » de Saïd contre les partis et certaines personnalités publiques impopulaires et à ses appels au pouvoir du peuple, on peut constater que la plus importante rhétorique de son discours s’est surtout réduite à l’ordre et la morale en capitalisant sur l’absence d’un ordre sécuritaire adéquat et la corruption de la classe politique. Cette rhétorique s’aligne très bien avec la logique d’un processus autoritaire car il s’agit bien de simples slogan vides qui prétend principalement une lutte contre la corruption, qui consiste pratiquement à sacrifier certains symboles de la bourgeoisie, ou de certains de ses segments (spéculateurs, courtiers…) pour assurer la perpétuation de l’intérêt général de classe de la bourgeoisie en tant que classe. Une véritable politique de lutte contre la corruption ne peut pas se réduire à cela, car la question de la corruption est fondamentalement enracinée dans l’ordre social dominant qui produit par lui-même de la corruption.

S’il y a une question politique qui devrait être posée aujourd’hui avec force et urgence, et qui nécessite une réponse immédiate de ce qui reste de la « gauche » tunisienne qui rejette encore le coup d’État; comment doit-on agir concrètement et politiquement sur le terrain contre l’approfondissement de la voie du coup d’État afin de solidifier les libertés politiques acquises grâce à la révolution tunisienne? Comment peut-on renforcer l’organisation des classes populaires et ne pas abandonner leur réelle volonté?

L’histoire nous a bien montré que les coups d’État n’ont jamais apporté de plus grande liberté politique ni de plus grande démocratie, et surtout n’ont jamais amélioré la situation socio-économique des plus marginalisées. L’Égypte en est un parfait exemple.

 

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Safa Chebbi est étudiante à la Maîtrise en sociologie à l’UQAM. Elle s’implique depuis plusieurs années dans des causes visant la justice sociale, avec un intérêt particulier pour la lutte antiraciste dans une perspective décoloniale. Elle est aussi la co-présidente d’Alternatives et membre fondatrice de l’Observatoire des inégalités raciales au Québec.